Parfois je parle à une absence, comme si un frère ou une soeur avançait à mes côtés dans le sillon parallèle d'un monde intangible.
Je marche dans la ville sur des beats nostalgiques et j'ai dans la tête un futur qui ne vient jamais, un passé plein de croches, un présent mince comme une heure d'absence
au pélerinage de la nuit lasse j'arpente les trajectoires urbaines, in and out indifférent aux call-out, cent fois les rues milles fois les
rues trop de fois les rues and that's all about
(je mesure le monde au compas de mes jambes et surprise surprise il fait la dimension d'une balle de hamster)
la pluie cradote grasse au crépuscule de 17h,
sur les trottoirs humides de décembre noir les lambeaux
de cartons trempés ont des airs de diarrhées de chien
- les élégantes au pied prudent font parfois de judicieux détours dans les interstices douteux des réverbères -
fatigué de la claque et du clash, fatigué des inanités sonores qui remplissent les trottoirs parfois je me demande en vrai combien de phrases tournent en boucle dans la quotidienne logorrhée des hommes j'ai en poche la manne céleste, la pluie de fric, alors tu vois, je fais ce que je fais de mieux, je me casse.
Je roule de nuit sur des beats romantiques et j'ai, fiché dans l'oeil, un fragment du sourire des vieilles putes, microscopique copeau de ma désillusion, corps étranger que chaque paupière qui bat enterre un peu plus
death comes first around the eye
Maintenant c'est une nuit d'obsidienne, chaude, lourde et sans lune, elle engloutit les pleins phares comme un ogre de néant, la chaussée étroite est défoncée et je roule trop vite sur ces petites routes de basse montagne, les tournants jaillissent abrupts des ténèbres, s'enchaînent secs comme des erreurs mortelles je frôle en sereine inconscience les précipices endormis sous un linceul de drap noir parfois dans le creux de l'épingle un garenne égaré surgit dans le faisceau des feux authentiquement figé dans le marbre des proverbes et je ralentis et je rétrograde toutes les aiguilles décrochent au compteur jusqu'à piler devant le petit connard paralysé
(au dernier moment trouvant la sortie de son labyrinthe invisible oui jeune garenne la réponse était en toi depuis le début il bondit dans le bas-côté salvateur)
puis je repars poussant les tours jouant du levier, je n'entends pas le moteur sous la couche de musique à fond qui ouate l'habitacle, je suis une boîte de nuit lancée comme une boule d'enfer à la chasse de mes angoisses et les sangliers me regardent passer les yeux au ciel tu vois marcassin, c'est un humain, ils errent comme nous sans but mais ils le vivent moins bien.
Je marche de jour sur des beats électriques et j'ai dans l'oreille le déchirement d'une surdité volontaire, ici les sentiers ne mènent nulle part et les aboiements des chiens invisibles dansent autour de moi dans la végétation serrée du maquis, parfois la détonation d'un fusil trop proche troue mon coeur d'une secousse étouffée, et là où d'ordinaire à deux cent mètres on entend la mésange fouiller dans les branches, maintenant le silence de la chasse pèse opressant dans l'odeur d'humus de la yeusaie
(c'est ainsi où que j'aille, chacun fuit la solitude de sa conscience dans le bruit et la violence socialement permise)
depuis
trois ans maintenant je cherche dans ma mémoire le nom donné à la
lumière spécifiquement destinée à faire briller l'oeil des acteurs dans
les vieux films noirs et blancs, et c'est comme un grain de mercure qui file dans
le flipper de mes archives mentales
dans le maquis de ma conscience aussi aboiements et coups de fusil effraient parfois mes oiseaux.
Je roule de jour sur des beats mélancoliques, un déluge blanc de pluie noie la route, opaque écran qui absorbe le monde entier au-delà de 50 mètres, dans les déchirures éphémères du rideau les camions naissent au pare-brise et meurent au rétroviseur, l'aiguille déraisonnable calée vers cent trente je traverse les gerbes d'eau sous la panique des essuie-glaces et je sens la guimbarde lentement dériver sur une chaussée pesante comme le fleuve
tous ici nous glissons en silence sur le matelas liquide, camionneurs, vrp et chasseurs de rêve, surfant la vague inarrêtable de l'ETA sans jamais poser le pied sur le frein dangereux
le temps file au pendule du GPS et la fatigue affale les corps au volant, molletonne les yeux, brouille les trajectoires, déploie sa lourdeur indifférente et morbide dans le sang - c'est la violente fatigue des longues routes, la tueuse discrète au palmarès inquantifiable, la compagne inaliénable de ceux qui roulent pour métier
(ce jour-là précisément, peux-tu imaginer ça, ce jour-là, au cours de trois accidents distincts tous compris dans un cercle de trente kilomètres de diamètre autour de la sortie de l'A9 où elle est morte, deux autres accidents ont tué six personnes et démoli trois, laissant seule épargnée sur le tarmac une gamine de cinq ans désormais orpheline - je cherche son visage dans ma mémoire un trait une forme un oeil mais plus rien ne vient maintenant)
peut-être un jour j'irai en Camargue jeter un oeil dans mon souvenir d'enfance aux étendues bleu paille, peut-être j'irai vers l'est voir l'Adriatique chargée de mythes familiaux, peut-être je remonterai comme un Rimbaud de pacotille vers le vent tombé des grands monts de Norvège
(elle veut faire un enfant avec moi et peut-être dans sa façon farouche, froide et presque déplaisante d'aimer se cache pour de vrai la divine étincelle, la volatile buée, le quantum of solace qui nous réconcilie de tout (mais je ne peux pas lui dire que parfois je vomis ma vie de tiède et ma lâcheté, mon hypocrite soumission aux atavismes bourgeois et mon obscène besoin d'amour)
tout cela est déjà fini, déjà enterré, le cortège au cimetière a laissé sa place à l'horaire suivant, et je me tiens toujours ici, pourtant
évoluant dans de vastes maisons de passage qui ne m'appartiennent pas, portant sur le dos cette vie trop étroite qui est seule à moi
- et je me demande si tu vois ce que je vois, si tu vois aussi combien ce bordel est la nature même de la vie, qu'à tout moment toute chose est possible, que les routes sont mouvantes et le livre de compte tenu par personne, que les nazis sont arrivés comme un virus repartis comme une peste, et qu'il n'y a aucune solution parce qu'il n'y a en vérité aucun problème, rien qu'une petite gare de province dans l'univers.
Un coup d'oeil au rétro, un coup d'oeil à la route, et je pense à ça : de toutes les choses sur lesquelles chaque jour je pose les yeux, combien se trouvent de l'autre côté d'une vitre ?
Et combien sont des reflets ? Des reflets fugitifs, en escale sur un miroir, comme des papillons sur le mur.